ames sensibles


Les Trois Médisances.


  Un à droite et deux à gauche. Ce sont mes premiers pas de la journée. Il ne doit pas être plus de 7h15. Le
soleil froid pointe ses pics blancs à travers mes lunettes. J'enlève de mes épaules ma couverture-carapace et place ma requête sympathique sur le macadam glacé. Le travail débute. Avant 7h00 les pas sont peu réguliers; seuls sortent du métro mes collègues, les grands fêtards, les longs voyageurs ou les égarés du petit matin. Mais dès 7h15, on sent rebondir au début même des escaliers l'énergie virile du travailleur. La semelle n'est pas celle du commun des mortels, le pas semble rapide mais reste plat. Comme pour rendre l'allure plausible, les employés du matin posent le pied d'un seul coup, à plat, au lieu d'en disposer d'abord confortablement le talon puis de dérouler la plante molle pour se propulser finalement à l'aide des orteils encore recroquevillés car endormis. Enfin c'est ce que j'en entends, mes réflexions ne sont pas universelles.

Le flux des pas croit considérablement avec la remontée de la grande aiguille; tout comme l'allure des gens.
On parle souvent de flot, de vague, de marée humaine. Ce n'est pas innocent, vous pouvez me croire. Moi je suis l'intrus, le rondin de bois écumant qui cherche un coin de trottoir fin pour s'échouer. Enfin lorsque les pas trottinent (certains même courent), je sais qu'il n'est pas loin de 8h00. J'en suis sûr lorsque j'entends quelque grand dadet monter les marches du métro deux par deux en criant: "Merde, merde et merde !" Cette marée ne se calme pas avant 9h00. Toutes ces personnes ne sont pas de bons clients pour moi, ils sont pressés, ils ont encore la tête sous le polochon et prennent rarement le plaisir d'offrir à un mendiant un petit déjeuner plus agréable que le leur. Ils sont froids et parlent peu. Tout au plus, bovins du matin, ils ruminent. Non, ma journée salariale commence une première fois, à 9h00 lorsque Mme Guichard ouvre sa boutique. Elle est très précise et sa première préoccupation est de m'emmener jusqu'aux toilettes dans son arrière-boutique. Là il y a un petit évier où je peux me rafraîchir et me brosser les dents. "Une bonne hygiène et une présentation convenable sont les secrets de la réussite" lui dis-je chaque matin comme pour la remercier de son hospitalité. Ensuite elle m'offre un café noir (qu'elle fait elle-même) et me fait asseoir dans un des grands fauteuils noirs qu'elle propose habituellement à ses clients pour 'essayer des modèles différents'. Mme Guichard vend des chaussures. Elle ne me l'a jamais révélé parce que ne veut pas me donner envie (les miennes ne sont pas du dernier cri) mais je l'ai bien senti. Les odeurs mêlées du cuir et du cirage ça ne trompe pas. Quelques fois elle m'en offre une paire en prétextant qu'elle ne plaît pas à son mari...
Lorsqu'un matin je gagne un peu d'argent sans chaleur, je le lui remets et le lendemain j'accompagne mon café fait main de quelques délicieux croissants au beurre. Pleine de dévotion, elle me tient la causette. C'est pour cela qu'elle est si gentille à mon égard: son mari est sourd. Alors avec moi elle peut parler: je ne m'enfuis pas, j'ai même un peu de conversation et jamais de méchante opinion. Elle me parle de ses lectures, des photos à scandale de Paris-Match et des intrigues impossibles du Nouveau Détective. Elle me confie aussi les derniers potins de son quartier qui lui viennent de sa concierge. La concierge les lui communique comme on place sa confiance entre les mains d'un enfant qui part en voyage: "Tiens voilà un peu d'argent, mais ne le dis pas à ton père" lui glisse-t-on au creux de l'oreille. "Vous savez Mme Guichard, j'ai entendu dire que M Labrousse, vous savez l'épicier, eh bien sa fille est tombée enceinte alors qu'elle n'est même pas mariée. Vous vous rendez compte... Ah là là, quelle époque on vit..." Je lui pose souvent quelques questions sur la nation, la politique et les affaires. Elle ne comprend pas bien pourquoi je m'intéresse à tout cela mais elle me renseigne quand même: "Oh là oui, M Tib.. vient d'être mis en examen vous savez. On dit que c'est pour une histoire avec son fils. Si vous aviez vu sa femme avec ses beaux bijoux, elle sait se tenir dîtes donc. Je l'ai vue à la télé, elle montait les marches du tribunal la tête bien droite..." À moi de dégager le vrai de la rumeur, mais ça m'informe quand même un peu. C'est pour cela que le petit déjeuner est mon plus long repas de la journée. Il dure jusqu'à ce qu'arrivent les premiers clients.

Lorsqu'ils se montrent, je m'éclipse à tâtons vers la rumeur de la rue. Je retrouve mon carton de 'mendiant'.
J'en décroche l'ardoise sur laquelle il est inscrit: 'Fermé, je reviens dans cinq minutes' et je reprends ma pose méditative. Il est environ 10h00 lorsque la ville est totalement réveillée.
  La ville, la rue sont en pleine activité, c'est un véritable scénario. D'abord il y a les passants. Ils sont moins
pressés qu'au levé du jour mais ils en profitent pour être beaucoup plus bruyants. En plus, ils vont souvent à plusieurs. Et ça cause, et ça parle et ça observe: Oh la belle paire de boots... et les boucles d'oreilles... t'as vu ce canon, trop bonne... Tu sais qu'il me doit plus de 5000... et d'un seul coup le robinet saute... Chérie, désirez-vous que nous marchions plus au-delà ?.. Allez avance Gaufrette, on va voir Papa... Papa elle revient quand à la maison Maman ?.. Tenez Monsieur: Cling !
- Merci Madame et que la journée vous soit heureuse et profitable.
Le monde défile à mes pieds et, impuissant, je le regarde de loin. Je suis l'observateur du trottoir, le figurant d'un film quotidien, tous les jours présent et pour tous absent. Je suis l'aveugle du 33, rue B... et le voyeur invisible de leur vie privée.
Quelques mètres plus loin, un autre univers s'étend. Univers clos, prisonnier de lui-même, rattaché au trottoir
par quelques insanités et un caniveau qui n'attend même plus la lune. Le bas du trottoir n'est plus collant, il est propre, lissé, lavé par la Javel. J'entends les balayeurs qui discutent, s'esclaffent et les trombes d'eau qui se déversent. J'entends ce que l'on ne veut pas voir: les déchets qui s'accumulent, la vie qui s'étale, luxurieuse, décadente, les mauvais maux, sourds qui dégringolent pour ne pas avoir à les crier. Le caniveau passé, ce sont les automobilistes qui mènent la danse. Sur la "piste des gens pressés" les lois ne sont plus les mêmes. Là on ne parle plus, on ne se répand pas non plus, on insulte. Place à l'ivresse, à l'arrogance, aux doigts levés avant que ce ne soient les poings, aux regards haineux, aux "connards !" et "j't'encule !". Rien, rien à en dire. Si le trottoir est un passage, la voie routière est devenue l'aboutissement de la bêtise humaine. De temps en temps un tintement de sonnette projette seul un rayon de sourire sur la valse des tombeaux ouverts. Entre "bagnoles" il n'y a plus d'échange: ni communication, ni expression qui ne se fasse sans arrogance. C'est pire qu'un méchant bruit de couloir. Où est l'être humain ?
 
Néanmoins, grâce à l'automobile je sais que la journée se termine. Quand arrive 17h00, les pas sur le trottoir
sont tellement emmêlés qu'ils ne me donnent plus aucune indication. C'est alors la rumeur des Klaxons et des ralentis de moteurs énervés par l'attente qui m'indiquent la fin d'une journée de travail laborieux. Les ennuyeux rentrent chez eux et les bienheureux (qui peuvent être les mêmes mais démaquillés) sortent de leur terrier. La pression de la journée est laissée à part, que vienne celle du comptoir. Cette liberté inconsciemment organisée je l'ai connue aussi, avant. Mais encore une fois, aucune de mes réflexions n'est universelle.
  On dit, à cette époque de la soirée, que les gens "sortent". Mon travail change alors. Car en journée, ce qui
marche le mieux, c'est la pitié: les gens n'ont pas le temps pour les petits sentiments. Mais la nuit tombée, je fais plutôt dans l'épatement. Le soir, je sors ma guitare, je cache mes invisibles pleurs et je joue... Je joue ce que les gens veulent entendre, un petit bout de bonheur, un peu de révolte et on part en ballade chevaucher les Walkyries modernes. Je mets l'ambiance sur le trottoir. La grande œuvre qui s'échappe de ma guitare peut fleurir ou sécher, s'éclaircir ou se faner. L'orchestre peut être, suivant les heures et le temps, vaste ou restreint, moderne ou ancien. Sa musique est chaque jour plus variée, cinglante sous la pluie, feutrée sur la neige, chaleureuse sous le soleil, tumultueuse dans le vent. Ici les instruments sont tenus par les hommes et joués par ce que la cité fait de la nature. Les arrangements eux-mêmes sont interprétés par quelques piétons d'arrière-plan, ceux qui ne font que dans le grondement, dans le brouhaha, dans la rumeur, dans les accords et qui restent de petits chœurs.
À moi la musique, à moi l'exclu le privilège de ramener dans la cité cynique le bruit et l'odeur de ce qu'il n'y a plus. Je m'endors lorsque la rue est vide, c'est à dire très tard. Bien souvent mes rêves prolongent mon inspiration. C'est là mon ivresse du soir, pas d'artifice, pas d'illusoire. Dans mes rêves je me ballade au travers du temps, je remonte vers "avant", lorsque le soleil flottait seulement le jour, quand je jouais avec mes enfants dans le jardin ou la cour. Les souvenirs s'amoncellent en un petit tas de poussières: voilà ce qu'il reste de ma fabuleuse famille.
 
Une villa, un bonheur, une femme, leurs agréments, un schéma, une situation avec ses variantes, ses
dérangements. Je vivais dans une commune de neuf mille habitants, je coulais une vie heureuse et dynamique comme jeune directeur d'entreprise. Mon intérêt pour les leurs semblait plaire aux électeurs, ils s'estimaient contents de ma politique de maire. Puis vinrent les fausses amitiés vêtues de leurs mains pendantes, les autres relations couvertes de leurs oreilles flottantes. Il ne leur manquait que les langues, la rumeur dit que j'aurais dû m'en rendre compte. La politique s'est comme un ménage, on s'aperçoit que cela va mal lorsque tout explose. Je fus donc élu député de mon département en 198... puis secrétaire d'état au ministère des... Trois ans plus tard un nouveau président fut élu comme un pot qu'on change de bouquet. Pour m'occuper un peu je restais maire de ma commune. Ma femme me remontait amoureusement le moral et je l'en remerciais comme il se doit, d'un amour infini (dans ce genre de cas les mots les plus simples sont souvent les plus adaptés). Je retrouvais là ma femme que j'avais toujours aimée et pour la seconde fois je tombais amoureux, passionné.
  Deux ans après l'élection et mon retour définitif au foyer familial, la vie changea de couleur. Quelques
journalistes avisés dénoncèrent des détournements de biens sociaux auxquels le gouvernement dont j'avais fait partie avait participé. On cita quelques ministres et l'affaire fit vite scandale, le fameux "scandale du bâtiment". Personnellement je n'ai jamais rien eu à me reprocher, mais certaines de mes ex-relations trouvèrent en moi les qualités d'un coupable. Les journalistes s'intéressèrent à mon cas et la rumeur grandit instantanément. Quelques-uns de mes amis s'éloignèrent et je dus démissionner de la mairie. Mon P.D.G. jugea préférable de ne pas me conserver "au sein d'une équipe au moment où la situation économique de l'entreprise semble s'affaiblir". Nous avons changé de ville, de vie, de vue sur notre entourage nouvellement reconstruit. L'affaire faisait toujours des remous et on cherchait le coupable parfait.
  Trois ans après ma démission et mon effacement total de la scène politique et sociale je ne recevais plus
ni alloc' chômage, ni courrier, ni textes de lois, ni sécurité sociale. Ma femme était devenue le chef de famille et mon tour était venu de la soutenir. Un mardi après-midi je reçus pourtant la visite d'une vieille connaissance publique. Cet homme plus politique que jamais me fit en privé des aveux cyniques sur une certaine rumeur qui pourrait renaître. Preuves à l'appui, pieuvre dans l'étui, il m'avouait son chantage sans grande harmonie. En clair il me demandait de me livrer dans quelques mois (à sa place), sans quoi ma mort accourrait à mon secours. Je le foutais dehors en lui bottant le train. Quelques mois plus tard, on put effectivement lire dans un canard la mise en examen de mon "ami" un peu ancien. Puis il fut condamné et confortablement incarcéré. J'avais eu chaud mais la rumeur était bien éteinte cette fois. Ma femme et moi revivions, le ciel s'éclaircissait, la foudre était passée. Et arriva le samedi 1 mars 199...
Ma femme qui, comme Pénélope, comme la rose au petit matin s'écrie, catin ouvrant les yeux: un nouveau jour se lève, ça s'arrose ! Je la serre et l'étreins, lui propose un voyage tous ensemble, le sud, la mer, le bain, l'Espagne, les enfants... Bagages, rires, on charge, prêts pour la dérive. Je ferme la maison. Ma famille m'attend, heureuse dans l'automobile de l'autre côté de la rue. Le volant tient deux mains fines, amoureuses. Julie sourit, elle est belle, je suis encore sur le trottoir, elle démarre, le contact fait un double clic, la lumière fulgurante s'éteint bruyamment, je n'ai pas de larmes.
 
Je rêve au présent, le passé m'a encore rejoint. Le vrombissement du métro me réveille. Il est six heures
et déjà le grondement des voyageurs interurbains parvient, du fin fond du tunnel à mes oreilles. Je dois aller travailler au-dessus, dans la rue, celle que jamais plus je n'ai traversée. Maintenant je vais de main en main mais à jamais je reste au cœur de la rumeur. Celle qui comme la nuit, n'a pas de cœur.
   
Stépan O.