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Bernard l'Ermite.
Un trou dans la peau.
Mise en Place.
Bernard est l'homme type du vingtième siècle. Il a manqué la société, elle n'a pas hésité a en faire de même. En | |||||||||||||||||||||||||
offrant à cet être de taille moyenne et de faible corpulence la banalité de l'existence, la nature avait accompli sa tâche et point plus. Ainsi il avait été lâché tel un fauve apathique dans cette jungle toujours avide d'affection, assoiffée de sang, jamais rassasiée, constamment en quête d'une proie aisée. C'est bien malgré lui qu'il se voyait contraint à jouer le rôle du maillon de la chaîne au boulet du prisonnier; mais rien ne pourra désormais l'empêcher d'exploiter ses périples quotidiens.
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Huit heures: le vieux réveil poussiéreux déverse lentement sa sueur matinale, accompagnée d'une éternelle |
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amertume. Le retour au monde des vivants est proche. Les songes s'éloignent avec allégresse, dans un flou imperceptible. Notre homme est réveillé; ou plutôt il somnole gaiement, cuvant les ultimes restes de Kro ingurgités la veille. Il se lève, puis replonge lourdement au milieu des ressorts rongés par l'humidité. Le réveil est décidément trop cruel. Une certaine vision d'après guerre règne dans son monopièce. Une vieille table chipée au brocanteur supporte de ses lourdes épaules déjà trop âgées une nappe à carreaux rouges, usée, trouée, rapiécée de tous côtés. Sur le sol gisent les victimes du jour passé; une dizaine de canettes emplies jadis du merveilleux élixir jaunâtre, gazeux, que Bernard aime tant. " À ses pieds deux-trois photos et des lettres à des amis ", un cendrier a craché loin de lui les vieux mégots aigris par le temps et qu'il tenait en son sein. Au fond, le mur, craquelé, moisi, grisâtre, morose. Â sa base un cadavre de souris blanche n'ayant supporté l'odeur fétide dans laquelle baigne l'homme, est assailli par une horde de vers affamés. Le crépitement émis par ces derniers le fait sursauter. Les frayeurs matinales le rendent malade. Mais personne n'arrêtera la vieille machine lancée dans la recherche avide d'une nourriture que son estomac pourrait assimiler à un petit déjeuner. Privilégié, Bernard connaît personnellement le boulanger du quartier, un ami d'enfance qu'il a maintes fois fait cocu. Fier de sa pêche, il pousse avec frénésie les objets hétéroclites dont l'aventure s'est arrêtée au beau milieu de la table. Il y pose avec une délicatesse puérile les deux croissants dorés par les timides rayons articulés du soleil, emballés avec amour par la grosse femme du faiseur de bonheur. Ces deux morceaux de patte constituent le fruit d'une quête d'un kilomètre environ. Il ne dédaigne pas fournir quotidiennement ce pénible effort car il sait combien la récompense en est appréciable et combien elle le rapproche chaque matin une dernière fois des êtres humains. Le festin accompli, il se met en marche jusqu'à la porte d'une lenteur peu commune, allure trahissant un vieux cor au pied qui fait encore des siennes. Action. |
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Dehors, Bernard passe devant un tonneau rempli et rongé par la pluie. S'apercevant de la présence de l'objet, |
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il s'arrête pour revenir s'admirer quelques instants au travers de ce miroir de fortune. Une bouille rondelette termine ce corps fatigué par les années. Les quelques cheveux blanchâtres qui se brandissent fièrement sur son crâne luisant blondissent quand vient l'été. Ses yeux glauques et livides cachent sans succès les méfaits de ses premiers verres. Des rides d'expression cisaillent largement un front écorché et des joues flottantes. Un éclat dans l'eau attire son triste regard, habile mélange de désespoir et de résignation. La boucle argentée de son cuir se balance inlassablement, comme poussée par un vent de force tranquille; le même vent qui fait encore se balancer Joey au bout de la corde calme et raide. Bernard comme "Joey ne dérange, que les démons et les anges". Il se retourne. Le vent glacé du nord cingle son visage, tel un fouet punissant l'effronté qui lui aurait fait face. Il poursuit son chemin avec aux pieds une nouvelle paire d'Adidas, miraculeusement extraite de la poubelle du cordonnier. En errant parmi les chemins terreux, il se rapproche finalement de son inavouable but (même sous les projecteurs aveuglants), son dessein d'aujourd'hui comme d'hier: s'adjoindre à la gare désaffectée. Cet endroit lui fournit un refuge au cœur duquel il s'adonne avec quelques amis, bien souvent de passage, à fumer, espérant tuer les longues secondes de ce bas monde, ou encore fuir le noir destin que lui avait réservé la nature, peu généreuse de la nature. | |||||||||||||||||||||||||
Il s'engage dans la longue ligne droite bordée de sapins mourant étouffés. Quelques oiseaux chantent leur joie | |||||||||||||||||||||||||
de vivre; Bernard est là, désenchanté. Marchant péniblement à travers les ronces et les orties frémissantes, il ressent plus qu'à tout autre moment ce lourd fardeau qui lui pèse et engourdit ses jambes; les années lui ont ravi ce souffle dont il était si fier au beau milieu des ados de l'orphelinat. La laborieuse randonnée touche à sa fin; on apercevra bientôt, cachée derrière les immenses saules pleureurs, la silhouette embrumée de la grande bâtisse demeurée. Comme aux premiers jours, quelques larmes viennent se perdre aux creux des plis hasardeux de ses joues. Emplie de cette atmosphère chargée, l'imposante ossature ferrailleuse de la gare lui rappelle sa tendre mère. Oubliant vite sa nostalgie (par habitude), il "pénètre la glace".
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La fumée dense du joint s'éloigne de J..., un ancien marins' amerloch, déserteur de renommée. Bernard |
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esquisse un signe de la tête, l'autre lui renvoie. Les deux hommes se connaissent fort bien, ils sont comme frères devant la destinée. J... tend la muerte à notre homme qui s'en saisit succinctement afin de seconder son état initial. Toute parole serait inutile, la compréhension est complète et instantanée. Bernard lève la tête, il va monter à l'étage. Là-haut il se sent chez lui, c'est son antichambre. De vieilles couvertures laineuses effilochées jonchent le sol. Des débris de verre-or lui rappelle le précieux métal. Une fenêtre face à lui génère la douce mélodie du vent. Bernard aime à jouir de ces doux moments de bonheur intense durant lesquels il est possible de rêver. Le soleil rougeoyant de mille feux embrase la pièce de couleurs que l'on aime à palper. Ses yeux étincelants caressent avec monotonie cette vision poétique. Il se sent allongé, exultant ses désirs les plus profonds. Une impression d'impuissance résignée monte en lui comme le sperme dans un sexe masturbé: par à-coups violents. Il aime. Un peu plus tard il réitéra son voyage en compagnie d'une autre dame en noir, que l'habitude déguste sur le calumet de la paix céleste. Quelques heures plus loin encore, la grande félicité dont il fût la victime volontaire s'était effondrée, laissant place au dégoût, à l'amertume... Il exècre ses douloureuses périodes tout autant qu'elles sont nécessaires, rançons d'une jouissance bien vite révolue. Le temps aura raison de lui.
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Bernard descend l'escalier de bois qui laisse échapper à chaque massage de sa vertèbre inférieure un |
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gémissement proche du râle dernier. Il descend pour retrouver de nouveaux venus. Un vieux chien malade et compagnon forcément fidèle, un rat blanc aux entournures de danseur classique, et Maurice. Le petit rongeur est fièrement juché sur l'épaule de son maître, tel un roi en manque de sanglantes conquêtes. Quant au chien, les jours lui sont comptés comme un boxer au tapis. Devant un tel spectacle moyenâgeux, l'homme baisse la tête. La conversation ne sera pas longue. Il passe dans le rang indiscipliné et lance un regard plein de rancœur à Maurice. En raison d'une habituelle affaire de "contrebande", cet ennemi fût, mais Bernard n'oublie pas, il n'en a pas le temps. Il ouvre la porte et s'enfonce à grands pas dans la brume moite. Des moments comme ceux-là, sa vie en est pleine, telle une truie deux semaines avant la mise à bas. Le retour est difficile mais incontournable. Les secondes se succèdent à un rythme effréné. Vidé de tout sentiment, Bernard prend appui sur un tronc de chêne puissant, grattant l'écorce comme une peau. Il pleure. La sève coule. Un flot dévale la surface ridée. Coupez ! |
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La nuit masque le soleil bleu. Lentement la nature nocturne reprend ses droits légitimes. Il presse le pas, |
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écrasant
les feuilles de la forêt. Une fois éloigné du vert il revient vers le
gris, l'homme approche de son foyer où personne ne l'attend. Cela ne le
dérange guère, la compagnie a su en son temps l'échouer sans vie aucune.
Sur la place faiblement illuminée, Bernard admire une dernière fois la
grande statue de marbre érigée en l'honneur des morts pour la patrie.
La patrie, bouc émissaire de toutes les guerres, l'aura pour longtemps
marqué de sa cicatrice indélébile. Bernard ne les a pas faîtes, cela n'aurait
en rien changé son existence, mais le remords de n'avoir rien intenté
l'a bien souvent hanté. Ne s'attardant pas trop, il ouvre sa porte et
redécouvre, sans surprise, sa pièce. Les murs sont toujours là, immuables,
le lit, la table, le cendrier, la commode, autant d'objets qui lui tambourinent
sa condition au plafond. Tout cela est doucement insoutenable, il veut
connaître une derrière fois le plaisir du pauvre et puis s'en aller. Il
s'avance à pas réfléchis dans l'eau du tonneau vers la profonde commode
poussiéreuse et ouvre le tiroir à poignée ovale. La vision du plaisir
contenu dans ce petit sachet translucide le fait honteusement sourire.
Le dernier sans doute, Bernard est déjà bien faible et il n'a pu empêcher
ses souvenirs de redevenir aussi actifs qu'un cône de poussière. Il fait
chauffer le délice glacé. Il saisit l'aiguille, frissonnant de peur, d'attente
de douleur, de joie: il ne sait plus...
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