où il est déjà tard et fatigué. Et puis
le lendemain, au lever du soleil, la pluie a laissé sa place et la nuit
étoilée a disposé sur le macadam une douce chaleur qui vous aide à marcher.
Le ciel est plus chaud que le sol, les pieds froids, sur terre, on retrouve
seul le chemin des songes, les idées montent avec la chaleur.
Ces matins là, on va sur les trottoirs de la ville, les deux mains enfoncées
dans les poches façon cliché, le visage heureux. On flâne, on renifle
l'odeur du bonheur. On croise un ami ou un ancien copain. On se sert la
main et puis la naïveté de l'occasion vous invite à ne plus voir dans
le passé que les bons souvenirs, cartes postales informelles, de circonstances,
et qui ne brillent que par l'éclat du kaléidoscope qui les projette sur
votre mémoire. Ce tableau dépeint surtout votre besoin de bavarder, il
masque ce qui n'allait pas hier, comme si on pouvait corriger les erreurs
de jeunesse compromettantes. Alors vaille que vaille on prend un verre
à la terrasse de ce troquet devenu soudainement sympathique et qui hier
encore n'était qu'un décor.
- Alors comment vas-tu, après toutes
ces années ? demande-t-on d'un air enjoué.
- Oh ça va, ça va... Mais tu sais avec la crise actuelle de l'informatique,
il y a des hauts et des bas. Et toi, tu as l'air plus en forme que la
dernière fois. L'ami tente d'afficher un sourire plutôt maladif.
- Oh sûrement. Tu sais, j'ai tout largué chez Thomson, c'était juste avant
la crise. J'ai zoné un peu et puis après la tournée de JPEX j'ai trouvé
ce boulot de régisseur. Ça paye évidemment beaucoup moins mais je m'éclate
comme jamais.
- C'était déjà ça que tu faisais pendant le lycée ? Demande l'ami
très convaincu de ces faux souvenirs.
- Non pas du tout, je bossais en radio...
- Ah ouais, c'est vrai, c'était ça. Mais en fait tu étais déjà dans la
musique.
- Oh tu sais la musique, je n'en faisais pas tellement en radio, j'animais
un magazine sur le ciné. Mais c'est vrai que la musique et le théâtre
me passionnaient déjà pas mal. Air navré...
- Putain c'est loin tout ça... L'ami prend un air pensif et nostalgique
mais c'est un très mauvais acteur. Il est comme toutes ces personnes qui
s'intéressent un jour à vous par devoir, parce que vous êtes bien habillés
ou parce que vous parlez bien, et qui vous ont oubliés la semaine suivante,
lorsque le quotidien a réactivé son emprise sur l'esprit. Chez ces gens
là, la dignité est un manteau qu'on revêt pour sortir ou pour recevoir.
Ils se laissent en fait mener les uns les autres par le lit d'un immense
fleuve sans gloire ni mérite lorsqu'il emporte un pont. Ces gens là sont
une eau potable sans saveur; l'eau qu'on boit par besoin, pour s'hydrater
alors qu'il existe tellement d'eaux qu'on pourrait boire par plaisir.
Ils servent. Ils se servent les uns les autres et oublient ainsi qu'ils
sont surtout serviteurs. La dignité leur sert de sourire lorsqu'ils croient
non et disent oui, ou bien parce qu'ils savent que cette réponse sera
la plus plaisante ou parce qu'ils ne sont pas assez sûrs d'eux. L'honneur
de leur personne, ils l'avalent avec leur fierté pour mieux les faire
passer.
- Et la copine que tu avais à ce moment là, heu comment c'était, heu
Marie non ? - Ouais Marion. C'est toujours la femme de ma vie (lorsqu'on
parle de vie, l'ami ne sait voir que la quotidienne, alors pas besoin
de majuscule...). Elle a monté sa librairie Place des Quatre Vents;
elle est beaucoup plus sure d'elle maintenant. Le garçon apporte enfin
les boissons et la note. Il n'y a rien de plus exaspérant qu'un serveur
qui tient absolument à ce que vous payiez de suite. Dans ce genre de situation
on n'a qu'une envie: filer en courant...
- Laisse, je la paye. Affirme l'ami très confiant. Il a l'habitude
de jouer ce rôle. Quelle bonté...
Mais quand même, ça m'intéresse, reprend-il avec un petit air embarrassé
par son ignorance aux creux des lèvres, ça consiste en quoi 'régisseur'
?
- En résumé, un régisseur
gère le son, les lumières et le décor en fonction des goûts des artistes
et des consignes du metteur en scène quand il y en a un. Ça demande de
l'organisation et de bonnes relations avec toutes les personnes qui font
le spectacle.
- Mais alors tu rencontres tout un tas de personnalités ?
- Oh tu sais, je ne suis pas encore le régisseur de Bercy... Mais il est
vrai que de temps en temps, y'a du beau monde dans les coulisses. Le mieux
c'est quand même de réussir à bien travailler avec ces personnes dîtes
célèbres et pas toujours patientes.
- Et qui as-tu rencontré dernièrement ?
- Curieux va ! Pour ce qui est du théâtre, j'ai revu Thierry Blanc qui
devrait bientôt recevoir le Molière qu'il mérite; mais ça ne doit rien
te dire. Par contre en musique, j'ai fait Claude Mairet la semaine dernière.
C'est l'ancien arrangeur de Thiéfaine, il est très respecté dans le métier...
- Ah, c'est vrai que tu étais un fan de Thiéfaine et même de chanson française.
- Toi aussi, t'étais pas mal calé en musique si toutefois ma mémoire ne
me trahit pas ? Aller, encore
un petit effort.
- Ouais mais le rock français, c'était pas vraiment mon dada. Moi c'était
plutôt Simple Minds, U2, les Stones... Ah les Stones... Soupira-t-il
langoureusement comme si ça lui rappelait son premier slow avec la grosse
grognasse qui allait devenir sa fabuleuse femme.
- En somme les industries du rock. Mais tu ne trouves pas que cette forme
de musique manque un peu de saveur ? Là,
on sent le passionné qui oriente la discussion à son avantage.
- Non pas tellement; tu sais les
mélodies me convenaient, après...
- Ouais mais quand même, un bon morceau qui parle autant à l'esprit qu'à
l'oreille, ça n'a pas d'égal ?
- Je suis bien d'accord, mais pour ça U2 me comble. Même si je ne comprends
pas toujours tout, la musique me fait ressentir ce qu'ils chantent et
ça m'émotionne bien assez. Son
mot inventé satisfait assez l'ami pour qu'il arbore un petit sourire de
contentement.

- Quand même, si Mano Solo avait chanté
en anglais, ça aurait perdu de son intensité. On ne peut pas comprendre
toute la richesse des textes, les jeux de mots, les métaphores subtiles,
le verlan aurait été impossible, et les références à la poésie ou la littérature
obsolètes...
- Bien sûr mais on ne peut pas toujours tout comprendre, et le reste est
bien suffisant pour nous faire adorer un morceau. Tu sais la musique n'a
jamais été une passion pour moi. Et
voilà comment l'ami met un terme à la discussion qu'il sent s'effilocher.
Il a dévoilé ses limites et il montre ô combien il n'a pas envie de s'enfoncer
plus en avant dans un sujet auquel il ne s'intéresse pas. Esprit de fermeture
qui ne profite pas de l'occasion pour apprendre un peu plus de la part
de quelqu'un prêt à s'étendre longtemps. Alors l'ami va revenir doucement
vers des sujets qu'il maîtrise un peu plus, son boulot, sa petite vie,
"sa petite femme qui sent si bon" et on ressort les banalités d'usage
que l'on apprend en société.
- ...Et de Julien, tu t'en souviens ?
Reprend l'ami pour essayer de
graver un sourire quelque part.
- Un peu oui, vu que c'était mon colocataire…
- Oh, oui ! Parfaitement, c'était le petit blond qui était sorti avec
la redoublante à la soirée de fin d'année. Il y avait aussi Gaston. Tu
te souviens de Gaston, t'étais vachement pote avec lui.
- Ouais. C'était un vrai pote Gaston...
- Oh là oui, ça en avait tout l'air, vu les tranches de rigolades que
vous vous êtes payés au fond de l'amphi... Et qu'est-ce qu'il est devenu
ton pote Gaston ? Il portait pas un prénom facile celui-là, la nature
ne l'avait pas épargné...
- Tu sais, il n'a pas eu de pot dans sa vie après l 'école...
- Qu'est-ce qui s'est passé ? Il a eu un chat à la place d'un môme ah
ah ah !!!
- Non.
- Bah vas-y, cause.
- Un mardi gras, il a décidé de se déguisé en nous disant que se serait
une surprise. Il est arrivé à l'école en véritable flic. Il avait tout,
le képi, le sifflet. Sous les godasses était même gravé l'écusson Police
Française. Ha ça, on peut dire qu'on s'est marré ce jour là. Tu sais,
y avait pas mal de chichon qui circulait entre nous. Il arrivait derrière
les têtes réputées pour leurs yeux rouges et poussait un coup de sifflet
et gueulait: 'Eh toi là-bas, tes papiers et pas de conneries'.
Il a fait ça toute la journée, et puis aussi le soir en sortant des cours,
on ne pouvait plus l'arrêter, si on peut dire... Si bien qu'il s'est retrouvé
au beau milieu du carrefour à faire la circulation...
- Le con, alors qu'il n'avait même pas son permis. Ça a dû foutre une
merde...
- Oh, à ce moment là tout le monde se marrait encore. Tu te souviens du
crédit lyonnais en face de la fac' ?
- Euh oui...
- Trois mecs en cagoules sont sortis de là. Il n'y a eu qu'un mort...
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