ames sensibles


Petit Récit sur la Surdité Quotidienne.

 

Il y a des matins où le printemps dépose sur les trottoirs une sueur méritée. Il y a des matins de nos vingt ans

où il est déjà tard et fatigué. Et puis le lendemain, au lever du soleil, la pluie a laissé sa place et la nuit étoilée a disposé sur le macadam une douce chaleur qui vous aide à marcher. Le ciel est plus chaud que le sol, les pieds froids, sur terre, on retrouve seul le chemin des songes, les idées montent avec la chaleur.
Ces matins là, on va sur les trottoirs de la ville, les deux mains enfoncées dans les poches façon cliché, le visage heureux. On flâne, on renifle l'odeur du bonheur. On croise un ami ou un ancien copain. On se sert la main et puis la naïveté de l'occasion vous invite à ne plus voir dans le passé que les bons souvenirs, cartes postales informelles, de circonstances, et qui ne brillent que par l'éclat du kaléidoscope qui les projette sur votre mémoire. Ce tableau dépeint surtout votre besoin de bavarder, il masque ce qui n'allait pas hier, comme si on pouvait corriger les erreurs de jeunesse compromettantes. Alors vaille que vaille on prend un verre à la terrasse de ce troquet devenu soudainement sympathique et qui hier encore n'était qu'un décor.

- Alors comment vas-tu, après toutes ces années ? demande-t-on d'un air enjoué.
- Oh ça va, ça va... Mais tu sais avec la crise actuelle de l'informatique, il y a des hauts et des bas. Et toi, tu as l'air plus en forme que la dernière fois.
L'ami tente d'afficher un sourire plutôt maladif.
- Oh sûrement. Tu sais, j'ai tout largué chez Thomson, c'était juste avant la crise. J'ai zoné un peu et puis après la tournée de JPEX j'ai trouvé ce boulot de régisseur. Ça paye évidemment beaucoup moins mais je m'éclate comme jamais.
- C'était déjà ça que tu faisais pendant le lycée ?
Demande l'ami très convaincu de ces faux souvenirs.
- Non pas du tout, je bossais en radio...
- Ah ouais, c'est vrai, c'était ça. Mais en fait tu étais déjà dans la musique.
- Oh tu sais la musique, je n'en faisais pas tellement en radio, j'animais un magazine sur le ciné. Mais c'est vrai que la musique et le théâtre me passionnaient déjà pas mal.
Air navré...
- Putain c'est loin tout ça...
L'ami prend un air pensif et nostalgique mais c'est un très mauvais acteur. Il est comme toutes ces personnes qui s'intéressent un jour à vous par devoir, parce que vous êtes bien habillés ou parce que vous parlez bien, et qui vous ont oubliés la semaine suivante, lorsque le quotidien a réactivé son emprise sur l'esprit. Chez ces gens là, la dignité est un manteau qu'on revêt pour sortir ou pour recevoir. Ils se laissent en fait mener les uns les autres par le lit d'un immense fleuve sans gloire ni mérite lorsqu'il emporte un pont. Ces gens là sont une eau potable sans saveur; l'eau qu'on boit par besoin, pour s'hydrater alors qu'il existe tellement d'eaux qu'on pourrait boire par plaisir. Ils servent. Ils se servent les uns les autres et oublient ainsi qu'ils sont surtout serviteurs. La dignité leur sert de sourire lorsqu'ils croient non et disent oui, ou bien parce qu'ils savent que cette réponse sera la plus plaisante ou parce qu'ils ne sont pas assez sûrs d'eux. L'honneur de leur personne, ils l'avalent avec leur fierté pour mieux les faire passer.
- Et la copine que tu avais à ce moment là, heu comment c'était, heu Marie non ? - Ouais Marion. C'est toujours la femme de ma vie (lorsqu'on parle de vie, l'ami ne sait voir que la quotidienne, alors pas besoin de majuscule...). Elle a monté sa librairie Place des Quatre Vents; elle est beaucoup plus sure d'elle maintenant. Le garçon apporte enfin les boissons et la note. Il n'y a rien de plus exaspérant qu'un serveur qui tient absolument à ce que vous payiez de suite. Dans ce genre de situation on n'a qu'une envie: filer en courant...
- Laisse, je la paye. Affirme l'ami très confiant. Il a l'habitude de jouer ce rôle. Quelle bonté...
Mais quand même, ça m'intéresse, reprend-il avec un petit air embarrassé par son ignorance aux creux des lèvres, ça consiste en quoi 'régisseur' ?
- En résumé, un régisseur gère le son, les lumières et le décor en fonction des goûts des artistes et des consignes du metteur en scène quand il y en a un. Ça demande de l'organisation et de bonnes relations avec toutes les personnes qui font le spectacle.
- Mais alors tu rencontres tout un tas de personnalités ?
- Oh tu sais, je ne suis pas encore le régisseur de Bercy... Mais il est vrai que de temps en temps, y'a du beau monde dans les coulisses. Le mieux c'est quand même de réussir à bien travailler avec ces personnes dîtes célèbres et pas toujours patientes.
- Et qui as-tu rencontré dernièrement ?
- Curieux va ! Pour ce qui est du théâtre, j'ai revu Thierry Blanc qui devrait bientôt recevoir le Molière qu'il mérite; mais ça ne doit rien te dire. Par contre en musique, j'ai fait Claude Mairet la semaine dernière. C'est l'ancien arrangeur de Thiéfaine, il est très respecté dans le métier...
- Ah, c'est vrai que tu étais un fan de Thiéfaine et même de chanson française.
- Toi aussi, t'étais pas mal calé en musique si toutefois ma mémoire ne me trahit pas ?
Aller, encore un petit effort.
- Ouais mais le rock français, c'était pas vraiment mon dada. Moi c'était plutôt Simple Minds, U2, les Stones... Ah les Stones...
Soupira-t-il langoureusement comme si ça lui rappelait son premier slow avec la grosse grognasse qui allait devenir sa fabuleuse femme.
- En somme les industries du rock. Mais tu ne trouves pas que cette forme de musique manque un peu de saveur ?
Là, on sent le passionné qui oriente la discussion à son avantage.
- Non pas tellement; tu sais les mélodies me convenaient, après...
- Ouais mais quand même, un bon morceau qui parle autant à l'esprit qu'à l'oreille, ça n'a pas d'égal ?
- Je suis bien d'accord, mais pour ça U2 me comble. Même si je ne comprends pas toujours tout, la musique me fait ressentir ce qu'ils chantent et ça m'émotionne bien assez.
Son mot inventé satisfait assez l'ami pour qu'il arbore un petit sourire de contentement.

Stépan O.

- Quand même, si Mano Solo avait chanté en anglais, ça aurait perdu de son intensité. On ne peut pas comprendre toute la richesse des textes, les jeux de mots, les métaphores subtiles, le verlan aurait été impossible, et les références à la poésie ou la littérature obsolètes...
- Bien sûr mais on ne peut pas toujours tout comprendre, et le reste est bien suffisant pour nous faire adorer un morceau. Tu sais la musique n'a jamais été une passion pour moi.
Et voilà comment l'ami met un terme à la discussion qu'il sent s'effilocher. Il a dévoilé ses limites et il montre ô combien il n'a pas envie de s'enfoncer plus en avant dans un sujet auquel il ne s'intéresse pas. Esprit de fermeture qui ne profite pas de l'occasion pour apprendre un peu plus de la part de quelqu'un prêt à s'étendre longtemps. Alors l'ami va revenir doucement vers des sujets qu'il maîtrise un peu plus, son boulot, sa petite vie, "sa petite femme qui sent si bon" et on ressort les banalités d'usage que l'on apprend en société.

- ...Et de Julien, tu t'en souviens ? Reprend l'ami pour essayer de graver un sourire quelque part.
- Un peu oui, vu que c'était mon colocataire…
- Oh, oui ! Parfaitement, c'était le petit blond qui était sorti avec la redoublante à la soirée de fin d'année. Il y avait aussi Gaston. Tu te souviens de Gaston, t'étais vachement pote avec lui.
- Ouais. C'était un vrai pote Gaston...
- Oh là oui, ça en avait tout l'air, vu les tranches de rigolades que vous vous êtes payés au fond de l'amphi... Et qu'est-ce qu'il est devenu ton pote Gaston ? Il portait pas un prénom facile celui-là, la nature ne l'avait pas épargné...
- Tu sais, il n'a pas eu de pot dans sa vie après l 'école...
- Qu'est-ce qui s'est passé ? Il a eu un chat à la place d'un môme ah ah ah !!!
- Non.
- Bah vas-y, cause.
- Un mardi gras, il a décidé de se déguisé en nous disant que se serait une surprise. Il est arrivé à l'école en véritable flic. Il avait tout, le képi, le sifflet. Sous les godasses était même gravé l'écusson Police Française. Ha ça, on peut dire qu'on s'est marré ce jour là. Tu sais, y avait pas mal de chichon qui circulait entre nous. Il arrivait derrière les têtes réputées pour leurs yeux rouges et poussait un coup de sifflet et gueulait: 'Eh toi là-bas, tes papiers et pas de conneries'.
Il a fait ça toute la journée, et puis aussi le soir en sortant des cours, on ne pouvait plus l'arrêter, si on peut dire... Si bien qu'il s'est retrouvé au beau milieu du carrefour à faire la circulation...
- Le con, alors qu'il n'avait même pas son permis. Ça a dû foutre une merde...
- Oh, à ce moment là tout le monde se marrait encore. Tu te souviens du crédit lyonnais en face de la fac' ?
- Euh oui...
- Trois mecs en cagoules sont sortis de là. Il n'y a eu qu'un mort...


Stépan O.

Un quart d'heure plus tard, l'ami s'en va, tant mieux, quand même un peu pressé, on oublie volontairement

de s'échanger les adresses et on se retrouve seul avec un petit goût de désenchantement qui assombrit ce matin qui commençait pourtant bien. On passe devant l'étalage d'un fleuriste sympathique, lui achète un bouquet qu'on offrira à sa concubine, par amour. À deux, à trois, à dix on se sent finalement toujours un peu seul parce qu'on ne s'entend avec aucun autre, parce que personne ne fait l'effort d'écouter son prochain. Il y a bien un moyen d'être à plusieurs, c'est de se fondre dans la société, mais les passions personnelles n'y sont pas acceptées. Le libéralisme a créé l'isolationnisme et la notion d'ensemble s'est alors conservée au détriment de celle de l'ensemble fondamental. Les convictions ne sont plus bonnes à afficher si on tient à rester entouré. Les politiciens étaient les premiers à l'assimiler.

 

" Je marche seul
Avec plus personne à qui faire la gueule...
Encore une histoire
Qui crève là sur le trottoir...
Tous mes amis m'ont dit
Qu'c'était moi mon pire ennemi. "
  Mano Solo.
 
Stépan O.