ames sensibles


Un Soir de Chien.
Second épisode.

Stépan O.

Tous les jours il la voit passer. Elle passe juste devant lui, devant son chapeau. Elle passe comme un songe
doré aux contours un peu flous. Elle passe le matin à 07h50 et le soir à 17h10. Il en a déduit qu'ils travaillaient à 10 minutes l'un de l'autre. Lui, il travaille là devant la boulangerie de Madame Valrin, il donne tout au long de la journée des cours de guitare aux oiseaux de sa basse-cour.
Elle passe tous les matins et tous les soirs, emmitouflée le matin quand lui est encore en pantoufles. Elle passe tous les matins et tous les soirs, libérée et exténuée quand lui s'apprête à éclaircir le fond de son chapeau élastique. Elle passe tous les matins et tous les soirs, et les jours de crachin semble ne pas le voir. La tête rentrée dans ses frêles épaules, elle perfore de ses talons pointus le macadam moite du trottoir.
Il joue du matin au soir, et chante de doux refrains sur sa guitare. Il aurait bien voulu être luthier, mais
le sort ne l'a pas aidé à lutter. Orphelin dans la marmaille, il fila un mauvais coton qui ne lui donne aujourd'hui pour unique chandail qu'un trop juste veston. Adolescent sans sens commun, trop crédule pour être malin, il fut de suite exclu du tronc commun pour aller vivre dans un monde un peu loin. Il n'est pas autiste, mais dialogue plus facilement avec les animaux qu'avec les humains et leurs maux, de bien pauvres artistes. Sa bouche est sa guitare et sa voix s'inscrie sur cinq lignes animistes. Son inspiration, il la tient d'elle, qui passe. Sans cesse en improvisation il compose les morceaux les plus sensuels, qui s'amassent.
Génie d'un autre monde où il serait le continent et elle l'océan. Chaque jour, quand elle passe devant lui,
elle le caresse de son parfum, l'effleure en va et vient, mais jamais ne s'arrête pour lui tendre la main. Lui joue, il est heureux, tout simplement.
 
En hiver, les oiseaux se cachent. L'hiver et son crachin laisse toujours la place au printemps qui revient. Les
tiges bourgeonnent, et les naïfs s'étonnent: ce matin elle s'est arrêtée devant lui pour déposer dans son étui une pièce aux doux reflets de l'argent. Le soir lorsqu'elle est repassée, il a vaincu tous les démons pour lui rendre son argent en lui disant: "Je ne chante pas pour quelques pièces mais dans mon amour aveugle, pour un peu d'ivresse."
Demain soir, à 17h10 elle lui parlera en avouant que sa musique lui emplit chaque matin le cœur. Elle fredonne toujours ses airs qu'elle croit connaître par cœur. Lui ne dira rien. Une fois partie, il laissera jouer ses mains sur son instrument de bois. Ultime symphonie, poème à l'amour, à la vie.
  Il sera tard lorsqu'un véhicule noir s'avancera doucement vers le joueur de guitare. Quelques rats noirs
assoiffés de violence en descendront pour combattre l'innocence. Les bâtons cassent. Un homme s'efface.
  Ce matin, elle est passée, il n'y avait plus personne pour l'aimer. Qu'une forme humaine, à la craie blanche
dessinée, sur le trottoir abîmé par la bêtise humaine.
 
Stépan O.