ames sensibles

 

    J'ai rencontré Hugo, sur le bas-côté d'une jetée érodée. Le
  crépuscule de ma nuit répandait sur sa face, habitée par l'abîme quelques ombres jaunes. Sa peau se déchirait doucement, craquelait avec le lever de l'ombre aveuglante. Rencontre intense, au loin, chez les dockers du désespoir.

 

 

 

La Sirène de l'Enchanteur.

À peine éveillé, j'ai encore été la victime forfaitaire d'un étrange pressentiment: je n'avais au moment
de mon éclosion cérébrale, fait étrange, aucun glaire coincé par le larynx, pas non plus de lèvres collées par la salive desséchée, pas d'yeux fleuris par un pollen croustillant...Oui ! J'étais bien. Mauvaise journée en perspective grand format.
Je n'avais pas eu le temps de me rendre compte de ce que je venais de penser que déjà, me dirigeant vers
la porte, je posais le pied sur le cadavre de Douglas Scotch Ale. Je perds l'équilibre, je pivote, je bascule et mes dents viennent caresser la poignée argentée de la porte. À l'heure actuelle, ne pouvant encore faire aucune déclaration, immobile je sens le givre ocre cristalliser au bord de mes lèvres. Il ne dure pas; il fait bien trop chaud dans cette pièce ordinairement sordide: une chaleur à vous étouffer, telles les eaux troubles et vaporeuses du fleuve. Alors le givre dégèle et glisse lentement dans le creux de mon menton poussiéreux. Je me relève douloureusement et me dirige vers la salle de bains. Je lui ai réparé le robinet d'eau chaude avant-hier. J'empoigne fermement le pommeau comme pour dynamiser mon état stationnaire semblable à celui d'une baleine blafarde en proie à une digestion intense, un lendemain de beuverie. Je regarde le pommeau, le fixe, le scrute, il est là, dans ma main, cinq doigts et leur veuve. La main, elle, se détache peu à peu de son support communément appelé "corps". Toutes les sensations que je perçois maintenant ne proviennent plus que de ma main. L'impression du toucher s'intensifie, mon membre frétille, grésille, bourdonne, chaque grain de plastic de l'ustensile entre en moi. Ma main est devenue le seul membre vivant de mon corps. Je suis isolé dans un vaste univers froid, glacial. Si les nerfs me communiquent les formes, le relief, la chaleur, les forces, je suis dans l'incapacité (malgré tous mes efforts, vifs et énergiques) d'actionner mes phalanges noires. Je suis immobile, pétrifié au centre de mon bac à douche entartré, les yeux rivetés à mon pommeau. En ai-je oublié de respirer ? Mon fluide vital circule-t-il encore ailleurs que dans ma main ? Je n'ai plus de notion de temps, d'espace; je suis pris d'un léger vertige, voltige virevoltante et vaine. L'odorat, l'ouïe, le goût se sont évadés de mon enveloppe charnelle. Comment me sortir de cette aliénation sensorielle, de cette impasse ? Esprit absent, esprit bloqué, scotché, les yeux fixes, la bouche ébahie, presque haletant.
Quand la main est-elle enfin gagnée par la peur ? Quand se met elle à trembler et à gémir ? Incontrôlable et
agaçante. Cette main qui titube, c'est l'inconscient qui gonfle, se plonge dans le flot discontinu d'une cascade vénérienne. Comme l'aiguille sous la peau, il bâtit une colline frémissante dont les poils à l'hiver offrent leurs feuilles et leurs menus branchages. Par spasmes réguliers les vertèbres cristallisées de la main terrestre dévalent le ruisseau, se plantent dans la berge, dévalent à nouveau. Le corps piqué au plus vif de son humus distillateur hurle ce piquant voyage. La bouche sereine regarde la main où s'amassent les arbres et leurs épines, accompagnés de quelques écorchures cellulaires, encore chaudes et vibrantes, nerveuses avant le relais mortel des suivantes. Nervosité maniaque !
  Chaque œil du rideau de douche, chaque éclat de peinture murale sans odeur sèche en trente minutes, chaque
particule / tentacule du robinet métallique s'avance, chacun doutant légèrement, un sourcil plus haut que l'autre, chacun vaguement furieux, très certainement imaginaire. Pourtant je n'arrive pas à m'en défaire. Une "foule d'invisibles" me dévisage. Et si tous me dévisagent c'est que je suis encore là, tout mon corps est présent, j'existe, mais oui bordel, J'EXISTE ! Un long râle progressivement strident s'est échappé de mes entrailles.
 
Mon hurlement a réveillé Rébecca. Elle vient me voir dans la baignoire pour me faire signer un autographe.
Le regard perdu, elle pose sa tête froide sur mon épaule. Elle sait. Quelque part elle pleure pour moi. Doucement elle fait glisser son caleçon, referme le rideau et tourne les robinets. Elle accroche le pommeau au-dessus de nos crânes étourdis; l'eau nous inonde. Alors que les gouttelettes d'eau m'éclaboussent, elle avance dans la baignoire et vient me bousculer de ses petits seins fermes. Ses lèvres sont tièdes et douces, elle baise aussi mon nez, mon cou. Elle pose mes mains sur ses reins. Je la pousse contre le mur carrelé. Elle m'embrasse encore, fougueusement, comme des bulles de Perrier roulant sur mon corps. Mes doigts fébriles descendent sur ses cuisses. Mon poinçon perfore son ventre tiède, sa tête bascule. Le robinet d'eau froide va et vient avec notre corps. Nos peaux fusionnent.
  Lorsque j'enfile mon tee-shirt, je ressens un léger picotement sur le sein gauche. Rébecca me sourit,
Rébecca est belle. Je pourrais dire qu'elle est différente, qu'elle a quelque chose de supplémentaire, que nous sommes complémentaires, et qu'ainsi je l'aime... Mais non, elle a cette grande sensibilité, ce sens de l'essentiel et de l'esthétique comme toutes les autres femmes, à ce détail près que je suis son mec, et ça, ça me suffit. Une fois revenu dans la chambre, je me fringue en désordre et ouvre mes paupières alourdies par la nuit. Graduellement la piaule s'illumine. J'ouvre la porte, sors deux œufs du frigo que j'enfourne immédiatement (cette fois) et me sers une Mort Subite sur le champ. Ses yeux pétillent et son sourire rayonne de plus belle. Ma petite brune me met l'eau à la bouche, d'ailleurs je sens mes œufs qui crépitent. Ils veulent en finir, ils savent que leur destin se situe au niveau de mes intestins. Je file dans le coin cuisine et les extrais tant bien que mal du four surexcité. Il n'y pas deux mois, ce salaud m'a congelé une omelette toute fraîche.
  Rien que pour la stupidité de la situation, j'embrasse Rébecca et accompagné de ma bulette-à-main je m'en
vais chevaucher le métropolitain. Remarque utile: dehors, il pleut. Les gouttes rebondissent sur le macadam lisse et transparent (j'aime bien l'aspect du macadam mouillé). Ce matin, il y a un corps à la craie blanche dessiné, là où auparavant le joueur de guitare séjournait. Je marche un peu, je me fraie un chemin à travers la foule immense. Elle envahit chaque interstice, chaque coin de rue. Avec tout ça il pleut de petites gouttes sèches et aiguës qui, une fois délaissées par le ciel viennent s'échouer dans le grand océan qui irrigue ma mélancolie.
 

 

Je m'arrête devant l'aveugle à qui chaque midi je laisse "une petite pièce". J'accède enfin à la bouche qui

aspire et réjecte comme des pelotes un immense flot d'individus fermés, les yeux dans le vide de leur pensée illusoire, leur vie perdue dans le vide de leur turbin.
  Les pieds encore humides, je suis projeté sur le quai inondé de lumière artificielle. Mes yeux me font mal (ainsi
que mes regards). Je marche au hasard, funambule, je ne sens pas le sol, pourtant je n'ai pas l'impression de tituber comme cela m'est déjà arrivé bien des fois. Mon sein gauche me picote. Autour de moi j'entends des paroles, des chuchotements; les gens discutent, ou plutôt ouvrent la bouche et laissent échapper quelques sons sans mélodie. Des rumeurs ventriculoïdales sans intérêt. C'est ainsi que les gens croient vivre; laissons-les là où ils sont, les brusquer ne servirait à rien, ils sont congelés de la tête. Il ne vaut mieux pas qu'ils se rendent compte de leur mépris, de leur méprise, de leur banalité outrageante. S'ils s'apercevaient que leur petite résistance personnelle face au temps ne sert à rien, ils pourraient vivre encore un peu plus mal. Ils verraient que ce contre quoi ils résistent les a dépassé, entouré, gobé, ingéré depuis une éternité. Le genre humain dans sa généralité est digéré et naîtra prédigéré demain. Ils sont pour la bête un ensemble qui se construit, s'assemble tout au long de son voyage intestinal. Destins passifs, désirs effacés, rêves évaporés. Alors les gens font leur possible pour vivre encore un peu plus vieux. Il y a pourtant longtemps que tout est fini.
  Un jour, tout de suite peut-être, l'un d'eux va se rendre compte qu'il est au bout, qu'il a raté le meilleur,
qu'il a vécu comme un piètre voleur de banlieue, caché du vrai bonheur, passif et les pieds dans la merde, avec derrière lui le jour, devant lui, le jour toujours, ce sera peut-être moi. Il attend encore quelques heures, soumis à la projection du film de sa pauvre vie, où il n'a jamais su se découvrir, dénuder un peu son esprit de toutes les choses entendues, des pensées uniformes. Aux autres il ne dit rien de ce qui se passe, muet dans son attente effrayante. Patient, il attend que les grains tombent au fond du sablier. La lumière grandit, il s'enfonce dans le soleil anal, c'est l'agonie, la bête est aux chiottes, lui supplie, elle jouit. Puis vient la noyade dans l'eau bleue. C'est l'éternel sommeil contre lequel les suicidés se rebellent.
 
L'intestin souterrain bleu ralentit dans un souffle de poussière. J'ouvre les yeux, il s'arrête. À l'intérieur un
amerloch fume un bon joint, un vieux marines qui a vu bien des corps sauter sur des mines. Il a un peu trop fumé, il hallucine, il voit de bien belles beautés, héroïne de leur heure, enceintes, joyeuses, sauter sur des mines antipersonnelles. Il fume trop, c'est sûr. Il est assis en lotus sur un aérofauteuil de la rame, les yeux clos. Il entend les chants du minaret s'enfoncer dans le soleil levant, quand sur la dune, le vent a balayé les traces de l'amour.
Une petite dame âgée accompagnée de son Yorkshire appuie sur le bouton, les mâchoires s'ouvrent. Des gens banals descendent pendant que des gens encore plus banals essayent de monter. La p'tite dame se fait bousculer malgré tout le respect dû à quelqu'un qui a vécu ça, et ça, et ça ... À chaque nouveau passager qui monte ou descend c'est un nouveau coup d'épaule à la vieille qui gêne. Le petit toutou à sa mémère lui a préféré rester sur le quai. Ce gros serpent de métropolitain l'impressionne. Il regarde sa maîtresse, impuissante face aux saccades de la foule surexcitée. Attention, Attention, le serpent d'acier va bientôt refermer ses mâchoires. "-Youki ? Où es-tu mon petit Youki ? Monsieur, n'auriez pas vu mon petit Youki ?... -Naan !" Attention départ; accélération, vitesse. Le petit Youki sent son collier de cuir, trop serré, lui cisailler la peau du jabot. Il glisse le long du quai, ses petites papates bougonneusement tendues vers l'avant. Ça y'est, le noir arrive. Les lumières, la vitesse, les flashs, le vent. L'arrière-train du chien cogne et cogne encore. Le petit Yorkshire rebondit un peu partout entre le métro et les parois du tunnel.
Note: Il faut savoir que pour des mesures de sécurité il est indiqué au conducteur la vitesse à respecter par l'intermédiaire de panneaux. C'est sur un de ces panneaux qu'est venue se heurter la petite tête du minuscule toutou à sa mémère. Il n'a pas dû beaucoup souffrir, il était presque déjà étouffé. Les vitres furent un peu éclaboussées de sang, mais rien de bien méchant. De toutes façons, la RATP a depuis peu installé des balais de lavage de la rame avant chaque station tellement ce genre d'incident devient courant. On ne compte plus le nombre de suicides, meurtres et autres wall-slashing, on les décompte.
  L'amerloch vole camé dans le vent comme le dragon d'un nouvel an asiatique dans les rues de Chinatown,
en semant ses cliquetis dorés dans les mains éventrées, dans les landaus défoncés, dans les chapeaux troués, aux terrasses des cafés où les sourds s'entendent mieux que nous.
 

 

Mamie commence à retrouver le sourire car la laisse n'est plus tendue. Elle sent bien que le petit Youki va

réapparaître d'entre les pieds des voyageurs. Quelle déception la constipa quand le collier apparu seul au bout de la sangle. Le petit Youki était parti, il avait choisi le grand jour, la liberté absolue. Mon sein gauche me pique plus fort.

Allez, on est bon pour les césars.

 
Mon sein gauche me pique si fort que je me réveille. Hier soir je me suis endormi sur mon bureau, sur mon
mégot de cigarette qui rend idiot. La brûlure se fait seulement maintenant ressentir. Le soleil se lève à travers la bouteille de whisky, vide, et mon cœur brûle. En dormant ma main a écrit ce bouquin. Je l'ai mis bas malgré moi. Mon cœur s'est fatigué pendant que mon cerveau dormait.
Il est temps de vaincre le bonheur, il est encore temps de se suicider, mourir. Ma génération ne croit plus à l'avenir. Je vais changer de cœur. Un autre individu a été rangé à ma place sur l'infini tableau des destinées. De mon passé irrévocable je suis traîné vers un futur que je ne pouvais plus soutenir.

Stépan O.

Stépan O.