ames sensibles


Le Fauteuil Honteux.


Après une trop longue journée de turbin, semblables à toutes les autres, lassante, étouffante, fade, moite;
après s'être arrêté au café-bar-tabac-épicerie-vide-ordures-piscine-municipale-boulangerie-crachoir, brumeux, plein de bière chaude et accroupie comme une pute sous le trentième client, Burg descend enfin du vieux tramway, bourré de corps sans visage, sans odeur, sans expression, sans âme, sans caractère singulier, sans personnalité, sans corps. Burg ne s'appelle pas Burg, il se nomme Jacques Burk, mais tout le monde l'appelle Burg parce qu'il ressemble à un Berg. Station terminus Est. Il a encore là au fond de la gorge, là où l'œsophage prend sa source, ce merveilleux goût de brune tumultueuse, nébuleuse.
  Burg parcourt ses cinq cents mètres quotidiens (à vol d'albatros...) comme toujours sur le trottoir de gauche

qui semble onduler comme un serpent venimeux. Trottoir bitumé et collant, celui qui passe devant le jardin des Murphy, toujours et encore planté du landau tout alu, qui garde précieusement les cicatrices de l'entretien avec le pare-chocs de la Mercédes 500 E. Durant ce bref atterrissage, Burg a été soumis à quelques turbulences aiguës qu'on appelle aussi renvois aigres, mais sans dommage pour les passagers. Enfin il pousse d'un geste sec, cachant mal sa honte, la porte pleine de souvenirs, d'affronts, de barreaux, de crachats et de mépris. Lyndi se tient droite, poupée figée, stérilisée, le fixant aveuglément de ses yeux de chienne écrasée, étouffée par le silence :
- T'es encore passé au café, Chéri ? Avec un point d'interrogation qui tombe plutôt sous le signe de l'indignation, dernier décan. Lui, en juste retour, rota.
- Estime-toi heureuse que je ne sois pas allé aux putes ! Renchérit-il en entrant dans la baraque. Quelques gouttes de salive acide vinrent violemment s'écraser sur la face trop fatiguée de Lyndi, comme le flot perpétuel de l'écume saline et polluée. Tout cela accompagné d'un ouragan chaud de houblon mal accueilli par un estomac depuis longtemps troué et ulcéré par tant de haine. Puis Burg se met à marcher tant bien que mal en direction du salon et dans le désordre de sa démarche il se casse la gueule dans les trois pauvres marches qui sont censées donner une once de charme à cette bicoque de banlieue. Un superbe "Merde !" résonne encore aujourd'hui jusque dans les recoins les plus enfoncés de la pièce. Il se traîne jusqu'au tableau de bord, allume l'aérofauteuil et s'empare si brusquement de la télécommande, qu'elle décrit un vol express à travers l'univers restreint de la galaxie Salon. Il se relève sans vraiment maîtriser son équilibre et accomplit un effort surhumain pour aller chercher l'indispensable boîtier. Puis il revient lentement, tel l'escargot en rut, vers l'aérofauteuil où il prend mollement place. L'aérofauteuil est un coussin d'air dont le souffle vertical maîtrisé se règle en fonction de la masse à supporter. Symbole de la technologie éolectronique de pointe, cet aérofauteuil permet de baiser dans des conditions encore inimaginables pour l'être humain du vingtième siècle et sa capacité cervicale si réduite. Burg appuie machinalement sur le bouton rose, pour que s'éclaire la télé, balayant d'un souffle les particules de poussière tachetant l'écran. Avant de s'intéresser au programme navrant auquel il va soumettre son inégalable esprit, il tapote plus machinalement encore sur le bouton translucide. Alors un cube assez compact, de grande contenance et de forte densité s'extrait du mur sale. Durant son vol, le cube offre quelques reflets argentés, les fréquents jets de canettes ayant bosselé sa surface d'acier. L'objet traverse la pièce sans même un murmure, tel la mort venant chercher le nouveau né, à altitude constante (ce n'est donc pas un Airbus au-dessus d'une forêt) puis, il stationne impassible à la hauteur du respectable citoyen. Lui-même confortablement installé sur un phénomène de l'évolution éolec... Comme une baffe collée à un chien, Burg enfonce la touche latérale du cube, encore collante de boisson, afin d'en ouvrir la porte et d'en extraire deux canettes de bière fraîche :
- Enfin, soupire-t-il comme si ces bières étaient la récompense de sa fainéantise. Il vide la première d'un trait de crayon gras, change de programme télé et frappe lourdement le cube comme on latte un môme qui... Le cube, sanglotant de lourds glaçons, bien seul au milieu de ce désert de primates rentre dans son mur sale, pour décider de mettre fin à ses jours une bonne fois pour toutes, préférant encore passer trois semaines dans la réserve de Darty. Quelle déception pour un produit de sa qualité que de se faire mater par un animal humain vil et stupide. C'est au moment précis où Burg tombe, à force de zapping névrosé, devant un film sado-maso de quatrième catégorie (l'échelle de vergeabilité défénestrielle n'en comptant que cinq) que Lyndi trouve le moyen de passer devant le poste télévisuel interactif. Les crocs acérés par le mépris, Burg la suit d'un regard enragé, à la mesure de son intelligence: bestial. Et puisque pour une fois il pose sur sa femme un regard, c'est à dire autre chose que sa main gantée, c'est pour remarquer la fente de sa jupe.
- T'as une nouvelle jupe.
- Oui, ose répondre Lyndi à cette question qui n'était qu'une remarque. Burg, profondément choqué par l'affront de sa femelle s'exclame soudain :
- C'est pour qui ?
- Ben, pour moi...
- C'est pour QUI ?!
- Pour m...
- Salope ! Je peux l'essayer ? Finit-il, affublé d'un sourire de beauf adossé à sa Renault 12 bleue métallisée à la sortie de l'école municipale.
- Non, pas maintenant, je ne suis pas en forme. Non je t'ai dit... Il s'avance puis la coince contre le mur.
- Je suis fatiguée, gémit-elle...
Il la serre contre lui. Elle sent très nettement le développement rare mais certain que produit son pantouflard. Il remonte sa nouvelle jupe le long de la chair froide de ses cuisses, déchire nerveusement sa culotte à jamais tachée par son mariage et la couche sur le sol aussi glacé qu'elle. "Elle essaye de lutter, puis au lieu de serrer les fesses elle serre les dents en attendant que ça passe." Pendant que lui termine sa besogne hâtive dans un râle de soulagement, quelques larmes de douleur coulent le long de ses tempes à elle. Il lui fait mal, il l'a toujours mal baisée. Mais lui s'en fout. Lui, il prend son pied asséché et remballe le tout. Il va se rasseoir sur l'aérofauteuil, symbole de la technologie éolectronique. Il ouvre la seconde bière, refait le plein d'un trait, et appuie machinalement sur le bouton translucide.


P. S.: " Il boit pour oublier qu'il vit,
Il dort pour oublier qu'il boit... "
    Les Négresses Vertes.

Stépan O.

Stépan O.