ames sensibles


Le 4ème Déclic.


Me voilà bombardé au cœur du énième conflit armé international. Et oui, encore une fois c'est la guerre entre
deux nations qui se foutent bien de savoir comment on va crever, mais pas avec n'importe quelles armes. 45 jours. 45 jours qu'on zone dans cet enfer. C'est pire que chez moi, c'est pire que ma zone de banlieue nord, parce qu'ici, se plaindre c'est mourir un peu plus encore. L'hiver nous a laissé son manteau de boue et son vernis de givre. Je ressens moins la faim mais, la fatigue est toujours plus présente, comme au réveil d'une anesthésie générale. La brume en léthargie alourdie mes yeux. Je me suis finalement habitué au Corned Beef. J'aurais quand même préféré un habillage dans le genre Friskees, avec des couleurs qui flashent, une boite qui ne rouille pas. C'est un peu plus classe, même si c'est toujours pareil à l'intérieur.
  45 jours, 45 jours qu'on s'obstine tel l'abruti-con à prendre la colline. Ça avait l'air pourtant si simple dans
e bois avec les copains. Il y avait Pierre et Thomas. On avait vite construit une cabane bancale qu'on disait être notre Q. G.; sans même savoir ce que ça signifiait... Quartier Général ou Quotient Grégaire... J'avais beau être le plus âgé, je n'étais jamais chef. Ça ne me gênait pas à l'époque. Maintenant je comprends à quoi ça sert d'être le plus haut gradé d'entre les abrutis... C'est un poste clef disent certains, ouais... c'est surtout un poste où le café est chaud. De toute façon, le café ça fait 45 jours que je n'en ai plus besoin. On se fait réveiller toutes les deux heures par un staccato binaire plutôt 'revitalisant'. Ça fait un peu comme ça: tacatac boum, tacatac boum, tacatac boumboum... Ad libitum. À chaque fois ça me fait penser au Tutti-Fruti du MC5.
  45 jours de galère où les rames, trop lourdes pour nos consciences d'ex-adolescents, flottent au-dessus de
nos hanches, chargées. Notre tendre main en rassurant le métal un peu fatigué. Aujourd'hui j'ai écrit à ma mère qui est fière d'avoir un fils pour défendre les couleurs d'un drapeau, le sien. Mais le drapeau prend l'eau de Javel. Aujourd'hui on a reçu des renforts, on passe à l'offensive finale...

On approche, on cerne, on canarde... À ma droite, il y a José. Il est petit et teigneux. Il vient des bords la
Méditerranée. Il sent bon le soleil, l'humour, la sieste et le patchouli. Il court vite, plonge, se remet à genoux, recourt, retombe; les gouttes de sueur remplacent vicieusement son liquide lacrymal. Le fond de son slip sent la merde. Il court vite, plonge, tire un coup, le dernier... et pas le meilleur. L'effectif pas très efficace commence à diminuer mais ils ont plus mal en face. Le sergent nous oriente sur la droite. On se rapproche, on avance en jeu de dames comme des pions qui vont se faire sauter... la gueule, mais sauter n'est pas jouer. La guerre est un jeu étrange. Le métal bouillonne, notre sang aussi. Juste à ma gauche, il y a Joslin. Il se tient bien droit derrière un hêtre qui doit au moins avoir la centaine, âge que nous n'atteindrons sûrement pas. Le soir, quand la nuit s'éclaire seulement de la lueur lunaire, il nous raconte sa Bretagne natale, les vagues du Finistère, les crêpes chaudes suant la confiture familiale. Il nous narre avec de grands airs les quelques régates qu'il a gagnées du côté de Camaret. Il est marié et écrit tous les samedis à son amour enceinte. Tous les soldats, tels des êtres humains ont leur belle personnalité, toutes ses petites différences de langage qui font qu'on peut tous s'entendre et se soutenir sans toujours parler la même langue. Nous avons tous nos coutumes qui ont imprégné nos cultures, bâillonnée aujourd'hui par la baïonnette.
Au moment où le sergent annonce d'un râle puissant et animal la dernière charge, Joslin me regarde un peu surpris. Il a l'air moins sûr qu'a l'ordinaire. Le visage responsable du père de famille s'est évanoui avec le déclic mécanique. Il fait une drôle de mine, ses yeux demandent pardon. Le hêtre centenaire, apparemment impassible s'est écroulé, déraciné par le souffle de l'explosion. Nous étions sept au départ, on rigolait en pensant aux sept mercenaires. D'après les potes, je ressemble plus à Yul Bryner.

Une fois au sommet de la colline, le sergent nous recommande de tout inspecter en profondeur et de faire
prisonnier les derniers guérilleros. Je reste donc sur mes gardes mais je suis un peu rassuré; une balle m'a arraché un bout de chair, c'est léger mais assez pour me déclarer blessé. Et puisque c'est ma seconde blessure avec risque d'infection, je vais pouvoir rentrer. Il n'y a que six mois que je suis sur le front, Bernadette ne m'a pas encore trompé et je n'ai pas trompé ma mère. Mes lèvres se retroussent pour esquisser un sourire. Sur sept, je suis le seul survivant. Aujourd'hui j'ai la chance de mon côté, pour une fois. Je termine mon inspection. J'aperçois un civil trop blessé pour survivre. Je gerbe un peu. J'appelle le sergent pour le lui signaler. Je suis content, je vais rentrer. Le sergent se radine. 45 secondes, 45 secondes que ce con a entendu un déclic. Lui est mort sur le coup. Moi, 45 secondes plus tard, une barrière de rouge à lèvres au milieu du ventre. Ma mère peut être fière.

Stépan O.


Stépan O.