ames sensibles


Post Scriptum Posthume.

Stépan O.

Seul. Enfin seul face à la mer, jambes tendues et coup cossu, bras virtuellement sur croix de bois, un brasier
s'allume. Mon corps s'étale tenant tète aux vagues enragées. Point de mer étale, ce soir la tempête fait rage. Dans un dernier râle je gravis encore quelques bottes de sable pour me stopper en équilibre sur le dôme du monde. La force du vent retient seule mon corps. Étrange lévitation purement terrestre, simplement naturelle. Mes vêtements avec mon cœur s'emportent, s'évaporent. Le vent anéantit le tissage du coton et vient caresser mon duvet pubère. "Love, love will tear us apart again." Changement de carapace, passage d'une vie à une autre. Il y a celui qui trépasse et il reste l'essence. Le vent s'étend, se jouant du labyrinthe corporel. Sans corps, je ne suis qu'une forme irriguée, ventilée par rafales. Éole me single et me balafre de ses douces serres. En gouttelettes éparses mon sang se disperse au vent mauvais. J'ouvre mes ailes pour mieux sentir la force de la nature devenir plaisir. Je me couche aux pieds des Dieux. Paillasse je deviens volontiers, m'agenouillant sous les vices de l'éternité. Chacun de mes pores devient un sexe féminin où le vent puissamment vient m'offrir sa semence maléfique. Le plaisir décroche les airs pour que sa sonorité à mes oreilles en érection soit de la plus incisive écorchure. Dans mon hissement vers les profondeurs éventrées j'oublie les parapluies qui toujours vous conseillent d'emprunter plutôt la voie express direction l'éclate hurlante. Tel un nuage indépendant je bifurque dans les avenues désertes d'un ciel ouvert. Émancipé je jouis simplement avec le vent, transport de toutes les envies, pur brasier, tranchante déferlante qui me lèche.

Lorsqu'on parle de femme on ne parle ni de femelle, ni de l'espèce humaine. Quel équivalent existe-t-il
pour le mâle ? Aucun. Homme peut être confondu avec sa connotation relative au règne animal. Mec ressemble à gonzesse. À l'heure de l'égalité des sexes, des droits d'égalité entre l'homme et la femme, le premier prend la manivelle un poil sous la tempe.
Par une douce soirée d'été, M s'est allongé sur le sable et a compté, ses yeux mouillés par le vent,
perdus dans le bleu du ciel, ses bras allégés par le vol séducteur des mouettes blanches. M a compté, compté les nuages, compté les herbes de la dune qui, complices, encerclent sa vision; compter, compter encore, instant par instant. Le soleil est étourdissant, le ciel tourne comme une spirale vertigineuse. M s'est vu projeté dans le ciel tourbillonnant. La lumière est diffuse, les couleurs fusent, des piécettes d'argent bleu scintillent sous le ventre de l'oiseau fécond. Là, M s'est envolé.
 
La lettre qui va suivre a été trouvée par F à 21 h 55 en lieu et place de sa boîte aux lettres. F est une
jeune fille au charme certain, légèrement excentrique, légèrement androgyne. À certains moments, le cafard lui rampe sur la cafetière, elle devient très sombre. Tellement sombre que tout devient sombre autour d'elle, comme si l'éclipse de soleil durait un peu trop longtemps, comme si toute lumière avait disparu de la surface de la terre pour ne plus laisser rayonner que son esprit lumineux. Elle sait vite redevenir joyeuse pour n'importuner personne. Son sourire épanouit redonnerait goût à la vie à un condamné à mort la veille de son exécution. Profonde et sombre, elle peut être belle, effrayante et apaisante, joyeuse et maladive, toujours spontanée face à la vie.
  En ce moment et comme chaque été, elle se prélasse dans la petite ville de D. La mer est là, le soleil
aussi. F a dix neufs ans; elle est belle et amoureuse. La lettre dont je vous parlais est d'ailleurs celle de son copain: M. M est brun, ténébreux et rêveur. Il aurait dû être un fils de bonne famille, mais ses fréquentations l'ont vite sorti du cocon familial. Sa mère l'aime naïvement et ne vit plus que pour lui. Son père, aigris vit comme beaucoup d'autres, pour son salaire. Tandis que les parents de F ont su garder dans leur caractère un peu de leur jeunesse, pour éviter les siens, M s'est peu à peu réfugié pour ne pas dire replié dans les livres; l'évasion est là, entre deux images.
  Depuis presque deux ans F et M sortent ensemble. Elle, qu'ici on appelle la corsaire pour son unique

et grosse boucle d'oreille, lui a offert un peu de gaieté. Depuis longtemps, lui aussi passe ses vacances à D. Cet après-midi encore, avec leurs potes ils s'amusaient sur la plage de sable fin.
Place aux personnages.

 

D.
Mardi 16 Août.
20 h 43.

 

 


Ma Chère F,

Il est un peu tard pour aller voir dans la boîte aux lettres si le facteur est passé ce soir. Mais je suis certain

que tu liras cette lettre peu après que je l'aie écrite. Une question m'obsède, "Que devient le rêveur quand le rêve est fini ?" Durant notre petit match de beach-volley, cet après-midi, j'ai beaucoup apprécié cette vivacité et cette forme qui te sont propres. Je crois même qu'il me plairait plus à te regarder évoluer dans ce que tu fais, plutôt que de devenir ton plus fidèle équipier. Il y a en toi cette vitalité que tu tires de la jeunesse de tes parents. Eux au moins sont plaisants à vivre; mais l'objet de cette lettre n'est pas de m'apitoyer sur mon sort. C'est vrai, j'ai honte de mon bedonnaire de père, il est mégalo, autosatisfait, orgueilleux, trop confiant. Cette potion le rend bien trop souvent incohérent et antipathique. D'ailleurs j'ai appris que je n'avais eu ni frère ni sœur pour des questions purement financières; un comique dirait: pour des questions de prix de revient... Ma mère, "elle regarde passer le temps, assise dans son rocking-chair les yeux fermés". Après tout ils peuvent être contents, je réussis mes études. Bientôt ils sauront. J'ai appris que j'aurais un nouvel apart' pour la rentrée. Dommage, même plus petit, l'autre avait l'avantage de me plaire. Peut-être mon amour m'aveugle-t-il, mais ta famille me semble tout de même plus attachante.
  Parlons un peu de nous à présent, à nous deux corsaire de malheur ! Tu as dépoussiéré beaucoup de
recoins depuis deux ans. Tu m'as guidé vers mon moi-même, vers "l'être intérieur qui habite caché un chacun de nous" dit-il avec emphase. Sans vouloir me vanter je crois d'ailleurs être arrivé à l'atteindre aujourd'hui. J'ai retrouvé en moi l'innocence de mon enfance, sa vérité, son intégrité sensitive. Récemment, plongé dans tes bras, encastré entre tes deux seins fermes, je me suis senti être, être cet homme là. Mon bonheur n'était pas encore complet, mais quand hier soir tu semblais être dans le même état de pure sérénité, alors j'ai touché la substantifique moelle de la vie. J'étais heureux. Et je sais que d'un simple Merci tu ne voudrais pas. Ta force c'est ton cœur, moi c'est ma faiblesse. Tu sais combler mes manques, et je sais te rendre joyeuse au moment où tu chavires. Je crois que nous ne pourrions pas être mieux, même sexuellement. Je t'aime, F. Un tel bonheur me fait pleurer, je suis désolé pour les traces de larmes sur le papier. Je chiale de bonheur; si un jour je disparais il faudra me réinventer.
  Je voudrais tant sauver ce sentiment de bonheur, garder seule en mémoire l'image de ton sourire. À côté
de ce bonheur plus rien ne m'importe, pas même ma propre vie. Je suis un prisonnier en perm' shooté à l'amour. Je n'ai pas envie de retourner au trou, plus envie de "réussir"; avancer n'est pas primordial. Ce que je veux, c'est rester là à te contempler, "laisse moi devenir l'ombre de ta m..." Je voudrais sur le champ être transformé en oiseau. Je te suivrais partout. Le temps de ta vie, virevolter au gré de ton souffle, tourner, fondre sur une proie menaçante, planer entre deux de tes nuages, voler, voler encore de-ci delà. Je voudrais être un lapin rose. Je galoperais dans les prés où tu viendrais te coucher avec un beau garçon, je cours entre les herbes hautes, je cours à droite à gauche, je cours de joie. Demain je suis un dauphin jonglant entre les turbulences nacrées de l'océan, j'ondule je danse je roule autour de l'île déserte où tu t'es réfugiée; dernier gardien de tes secrets, je saute une dernière fois devant le soleil couchant.
  Notre amour n'a jamais été si beau et la suite de nos aventures serait plus artistique encore, mais cela me
suffit. L'effroi de devoir un jour retomber dans mon enfer d'antan m'attristerait péniblement. Mon seul dessein serait de t'emporter à jamais, blottie au fond de mon cœur. Car c'est bien vrai F, et même si cela doit te peiner et te causer douleur je quitte la route, je meurs ce soir. Je fais ici la chronique d'un suicide annoncé. Je m'éteins en ce moment avec le soleil, en son apaisante compagnie je me couche sur la dune roussie par mon sang et son feu.
  Je meurs heureux. S'il te plaît, par contradiction, vit heureuse sans trop penser à moi, à l'avenir croque
la vie à pleines dents ou à pleines cuisses... Oublie moi maintenant, j'avais un humour de camion et un stupide goût pour l'originalité.
 

Bonne nuit.

M.

 


P. S.: Si tu procrées un jour, n'en fais pas qu'un ...

 

Plus tard dans la nuit, un médecin de campagne constata le décès de M, vingt ans, par sectionnement longitudinal des veines du bras gauche. L'enterrement sera effectué en lieu et place de D, le jeudi 18 Août à quinze heures.

Stépan O.


D.
Jeudi 18 Août.
14 heures.

 

 
Très Cher M,
Cher Disparu,

Espèce de petit con, couillon de la lune, stupide abruti, tu m'as lâché, tu t'es trompé, t'as juste gagné le
droit de te taire, aucun de tes arguments ne justifiera jamais ton geste et aucun mouchoir ne séchera jamais ma peine.
J'ai couru très vite mardi soir sans avoir attendu la fin de ta lettre. Malheureusement je suis arrivée trop tard pour te dissuader. Quand j'ai atteint le sommet de la grande dune tu te convulsais encore, les yeux grands ouverts comme pour apprécier une dernière fois le coucher de soleil. Je t'ai pris dans mes bras et tu as souris, un sourire de délivrance. Une paix inconcevable sur cette triste terre semblait s'emparer de toi. Une dernière larme scintillante a roulé sur ta tempe et tu t'es éteint. Tu as tiré le rideau, mais ici le spectacle continue, et mon chagrin lui s'est distinctement allumé. Je fais quoi, moi, maintenant ? Tu t'es complètement planté, je suis triste car je t'aime. Maintenant tu n'es plus là et je me sens emprisonnée par "le monde entier", coincée dans mon réel, coincée dans un vide, un néant où tous mes sens ont arrêté de vivre. Seule ma mémoire reste active. Nos discussions étaient si plaisantes, intimes et sans limite. Nous naviguions, libérés, de sujet en sujet, de joies en peine, de poèmes en prose, de toi à moi. Ta tendresse et ta féminité m'auront toujours surprise. Cela venait sûrement de ton éducation maternelle.
  D'ailleurs, à ce propos tu as gagné ton pari. Depuis deux jours ta mère est muette. On dirait une autiste en
conversation avec son univers. Pour elle la vie s'est arrêtée peu après la tienne. Après la crise qui a suivi ton décès, elle n'a plus versé que quelques larmes et s'est cloîtrée dans son monde pâle et silencieux. Ton père par contre a eu une réaction beaucoup plus brutale... comme à son habitude. Il crie et pleure sans arrêt. Il a annulé tous ses rendez-vous de la rentrée et s'est réfugié dans ta chambre. Je crois qu'il vient effectivement de réaliser son impair. Il est bien brave mais il n'a jamais vraiment tenu son rôle. À le regarder maintenant je retrouve en lui ton manque de réalisme. Et si tu appréciais mes parents plus que les teins, ce n'est pas mon cas. Que crois-tu ? Que les miens sont parfaits? Ma mère est fade, ménopausée avant l'âge. Mon père est tellement navrant dans sa jeunesse qu'il en devient chiant. Pour faire croire à l'immaturité de sa personnalité, il s'applique de temps en temps à débiter des conneries C'est un vrai jeune con. Tu vois au fond nos parents sont similaires dans leur différence. Le seul qui avait su m'harmoniser avec ma famille c'est toi; et aujourd'hui mon vrai géniteur est mort. Avec lui j'avais construit les bases de ma vie. De lui seul j'aurais accepté la progéniture. Seule l'expression de ton regard savait me guider. Je ne vivais plus que par et pour toi abruti. Je souffre bien plus que tu ne croyais pouvoir l'imaginer. M, ton absence me ronge de douleur; je grelotte et sanglote comme une femme violée parce que je ne t'ai plus. Maintenant c'est à toi de m'attendre, chacun son tour. Tu vas ralentir ta course. Attends moi s'il te plaît, attends-moi. Donne-moi une dernière bouffée d'oxygène que j'ai le lâche courage d'appuyer sur la détente. C'est ça, faut que je me détende un peu, j'arrive.
Attends-moi,
F.

 

P. S.: J'espère que la maison Borniol fait toujours quinze pour cent de réduction sur le suicide collectif.

   
Stépan O.

 

Le corps inanimé de F à été retrouvé le vendredi 19 Août au petit matin sur la tombe 427 (N.M). F

s'était suicidée par balle durant la nuit, le flingue était resté dans sa bouche, son regard déjà vide depuis longtemps.

 

"Le monde entier ne saura jamais à quel point j'étais triste, à quel point tu t'es trompée...
Et moi j'étais trop loin, j'étais même pas là pour te tendre la main."
Mano Solo.

 
Stépan O.